Cloches du Limousin, 2023
Présentées au showcase du centre d'art La Halle à Pont-en-Royan, lors de "Récolter, faire écho", restitution du programme de résidence Alpages avec l'envers des pentes, Villa Glovettes et La Halle.
L'exposition s'est tenue du 13/01 au 30/03/2024, après deux temps de résidence : une semaine au refuge du Pré de la Chaumette avec l'envers des pentes du 27/06 au 04/07/2023 ainsi qu'un semaine du 23/10 au 30/10 aux Glovettes à Villard-de-Lans.
Le brouillard ici était dense, enveloppait tout jusqu’à ce qu’on ne soit plus en mesure de discerner un châtaignier d’un frêne. On n’entendait rien, si ce n’est peut-être un peu d’eau couler quelque part, au sein d’une dimension parallèle à la notre et qui prendrait le dessus. Une dimension faite de bruits, de sons, reconnaissables par tous sans avoir besoin de nos yeux pour comprendre.
Les pas que je faisais résonnaient autour de moi, au sein d’un paysage entièrement sonore et blanc, sans vent pour dissiper l’humidité de l’air. Rien ne bougeait, seulement moi, suivant tant bien que mal un chemin perceptible uniquement sur quelques mètres. Le bruit des petits cailloux, de l’eau au loin, de l’eau épongée sous mes pieds, le bruit de ma respiration, essoufflée, saturant en ce matin froid cette atmosphère lactée.
En marchant, je pensais à la notion de paysage, construite et théorisée par les humains et leurs accompagnants domestiqués. Au fait que ce qui nous entoure est depuis des millénaires modifié, en perpétuelle évolution. Le bétail, les êtres sauvages le composent et le façonnent, au fur et à mesure des saisons, des années, des décennies et des siècles. L’occupation du paysage, des territoires, marque l’environnement en l’organisant.
Je pensais à ces rochers, qui lorsque le brouillard commençait avec peine à se dégager semblaient vivants. Ils étaient rassemblés en troupeau, avec là les mères et à côté les agneaux. Des êtres blancs, à peine discernables dans ce brouillard encore présent. Là des jumeaux, ici une brebis non suitée.
Un berger me dit un jour qu’il les voyait bouger, lorsqu’il cherchait ses brebis. Un leurre intense presque fabriqué. Un troupeau de pierres, silencieux et bien gardé.
Le chemin que j’empruntais commençait à monter. Je voyais peu de chose mais le brouillard m’a toujours grisé. J’en ai besoin. Il magnifie, déifie le paysage alentour. Il créé cette dimension si favorable au calme et à l’écoute. Il me prend au ventre lorsqu’un bruit se fait entendre sans être en mesure d’être analysé.
Alors on réfléchi, on imagine, on transforme aussi. On fantasme, on édifie un monde à part, un peu différent, un peu magique, avec d’autres vêtements, d’autres outils, un monde plus simple et plus plaisant.
On s’imagine dans un autre cadre, faire autre chose pour la vie. On se lève, on donne le foin, on trait les brebis d’abord, les chèvres ensuite, et on reporte le lait pour le lendemain, par flemme de transformer, c’est dimanche, le temps est couvert mais beau, comme un dimanche, en automne, un jour sans pluie, un répit, imaginant le soleil percer et détruire le blanc du ciel.
Le troupeau sort, tondu depuis peu. On a gardé les chevreaux pour les manger. Ils suivent leur mère en ce jour si particulier car on a fabriqué d’autres cloches, avec des cornes de vaches qu’on a trouvé dans la montagne pendant l’été. On a fabriqué les battants, avec de l’os, du bois, des vieux isolateurs trouvés plus bas. Les mères sont belles, calmes et contentes de pouvoir encore sortir manger dehors.
Je les suis, un peu pressé car elles marchent vite. Il y a un peu de brouillard, sans plus mais un peu tout de même. Les chevreaux suivent comme il faut. Les brebis commencent à s’arrêter un peu pour manger, car elles ont trouvé une herbe qui leur convient. Les chèvres s’arrêtent également et commencent à ouvrir des bogues. Puis les brebis aussi. Ici un châtaignier, avec encore quelques feuilles, ou alors un frêne je ne sais pas, je n’y vois pas grand chose. Les cloches ne s’entendent pas si mal. Le son est doux mais résonne un peu. On dirait qu’elles sont loin alors que je discerne encore le troupeau. Tout est calme, les nèfles ne sont pas encore mûres. Tout attend.
Un jour nous descendrons la nuit pour aller voir que tout se passe bien, pour voir si tout le monde dort, rumine comme il faut, sans agitation. Nous ferons le tour du bâtiment sans un bruit mais des mots doux pour chacune d’entre elles.
Nous respirerons longuement l’odeur des pierres et du bois, celle de l’aire paillée, celle du suint. Seulement après avoir tout vu et tout entendu nous remonterons dormir jusqu’au lendemain.
Un lendemain que nous passerons à attendre en tentant de nous occuper, en y pensant toute la journée pour qu’enfin elle passe. Nous dînerons, irons lire un peu, écrire un peu, regarder le feu. Puis ce sera l’heure d’y retourner et de refaire un tour du bâtiment sans un bruit mais des mots doux pour chacune d’entre elles.
L’impatience nous fera regarder plus longuement, sans un bruit, sans respirer longuement pour être sûr qu’il n’y a rien avant de remonter dormir jusqu’au surlendemain mais après avoir tout vu et tout entendu.
Un surlendemain que nous emploierons à nouveau à attendre, en y pensant toute la journée pour qu’enfin elle finisse, en croisant les doigts très forts car on ne veut que des femelles.
Nous dînerons un peu, juste la soupe et du pain puis irons lire un peu, écrire un peu, regarder le feu, trépignant d’impatience.
Alors ce sera l’heure d’y retourner, enfin, de refaire un tour du bâtiment, humer l’odeur de l’aire paillé mais aussi d’une mise bas, enfin.
Nous la regarderons faire tranquillement, en retrait et dans un silence total jusqu’à sa délivrance. Nous attendrons encore un peu le temps qu’elle s’en occupe en pariant sur un mâle ou sur une beauté.
Nous aurons attendu tant de temps pour que ça arrive et qu’enfin tout commence : les naissances, la traite à la main, la fabrication du fromage, son affinage, sa consommation avec du vin doux ou du café.
Nous aurons attendu tant de temps pour vivre avec elles et les soigner, les amener et les regarder paître tranquillement, accompagnées de leurs petits. Pour les voir manger l’herbe si tendre en cette saison, qui peu à peu se parera des couleurs de toutes ces fleurs de printemps : les boutons d’or qu’elles ne mangent pas, les oeillets roses dans les fonds, les stellaires, les compagnons rouges et les véroniques.
Toutes ces fleurs sous tant de soleils, avant les foins, avant les regains, les mauves et les chicorées, avant les châtaigniers.
Car un jour nous descendrons la nuit pour aller voir que tout se passe bien et nous repenserons à tout ça, à ce temps passé à attendre, à espérer et imaginer, à vouloir sans cesse.
Nous descendrons et nous nous souviendrons de ces années à imaginer le bruit du troupeau et ses mouvements quant nous n’arrivions pas à pousser les vaches en râlant, la larme à l’oeil, les pieds dans la boue et la cigarette mouillée.
Nous nous souviendrons de tout mais surtout des fleurs et des naissances, du chat et du lait, de l’automne et du brouillard, des sentiments éprouvés à la mort de certaines d’entre elles.
Nous nous souviendrons de tout mais surtout de cette attente, si longue, avant les mises bas, avant la traite, avant la pose des cloches et les sorties au pâturage, sans un bruit mais des mots doux pour chacune d’entre elles.
Cloches du Limousin, 2025
Présentées avec un nouveau texte lors de l'exposition "Je bergère, tu bergères..." au centre d'art Image/Imatge à Orthez du 27/06 au 27/09/2025.
Crédits : Gaëlle Deleflie